Souveraineté populaire et juges européens : extraits choisis de l’intervention de Jean-Eric Schoettl, Conseiller d’État

Salle d'audience de la CJUE
Salle d’audience de la CJUE

Cela fait quelques mois que j’ai en tête de publier sur ce blog un extrait de la passionnante intervention de Jean-Eric Schoettl, Conseiller d’État, lors du colloque « La Cour de Justice de l’Union Européenne » du 11 février 2013 de la Fondation Respublica.
Les récentes nouvelles relatives à la hausse de la TVA pour les centres équestres, non souhaitée par le gouvernement mais imposée par « Bruxelles » (par la Cour de Justice de l’Union européenne), m’ont motivée à publier cet article.
Il nous interroge sur le pouvoir croissant du juge européen.

Les plus intéressés pourront retrouver l’intervention, dans son intégralité, sur le site de la Fondation Respublica.

 

Souveraineté populaire et juges européens

1) Le droit de l’Union européenne ne se réduit plus, depuis longtemps, à un droit économique.

[…] même à défaut de base légale explicite dans les traités, diverses matières ont été attraites dans le droit communautaire en raison de leurs interférences avec la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux. Je pense à la fiscalité, avec les directives TVA ou, comme nous l’indiquait Stéphane Gervasoni, à l’avoir fiscal ou à l’exit tax.

De même, la sauvegarde de la concurrence intracommunautaire est d’interprétation large, remettant en cause la plupart des interventions économiques de l’État et des collectivités territoriales. […]

Ce pouvoir attractif du droit de l’Union, y compris dans les matières du « troisième pilier », relativise la révérence nominalement gardée envers les matières demeurées dans le sanctuaire des compétences nationales. À cet égard me paraît une vue de l’esprit toute théorique la « neutralité » du droit de l’Union à l’égard du mode d’appropriation des moyens de production. […]

[…] cette extension en surface et en profondeur du droit de l’Union, par rapport aux règles originelles du marché commun, est largement ignorée de nos concitoyens et n’est pas véritablement connue des politiques.

Il y a là plus qu’un malentendu : un fossé d’incompréhension.

Cela, à soi seul, interpelle un démocrate.

2) Deuxième idée : le droit de l’Union prévaut sur tous les textes de droit interne, y compris constitutionnels.

Dès 1964, un arrêt Costa c/ Enel fait la théorie de cette primauté du droit européen (alors « communautaire ») sur le droit interne.

[…] Il faut bien comprendre que le « droit de l’Union » qui prime tout texte de droit interne, ce n’est pas seulement le « droit primaire », celui des traités (TUE, TFUE). Ce sont aussi les règlements, décisions cadre et directives, c’est-à-dire la masse imposante du droit dérivé.

Ce droit est touffu, complexe, technique, dispersé, mal « consolidé », non codifié. Fin 2007, il couvrait 100 000 pages du JOCE selon les chiffres de la Commission. Son manque de lisibilité doit beaucoup à la multiplicité des intervenants, officiels et officieux.

Les appels à contributions, s’ils se réclament de la transparence et de la participation de la société civile, font une large place aux lobbies, économiques ou idéologiques. Ceux-ci opèrent, fort efficacement, dans les coulisses de l’Union. 5 000 étaient accrédités auprès du Parlement européen en 2008. Il y aurait en tout 15 000 de ces groupes de pression.

Les États membres tombent souvent dans les pièges d’une négociation dont ils évaluent mal l’impact.

Le contrôle par les parlements nationaux des actes de l’Union est bien formel, pour ne pas dire platonique, au moins en France.

Or le droit issu de ce processus est impératif, supérieur à tout texte interne et d’effet direct.

C’est même vrai des directives puisque, passé le délai de transposition, sont d’effet direct les prescriptions précises et inconditionnelles des directives (Van Duyn 1974), ce qui est fréquent car les directives sont souvent rédigées de façon détaillée.

3) Troisième idée : la CJUE joue un rôle d’autant plus crucial que l’Europe se construit par le droit et que l’effectivité de ce droit est déléguée aux États et non à des administrations fédérales (en mettant à part la BCE).

Il faut donc un chien de garde pour veiller à ce que les administrations et juridictions nationales délégataires « transposent » ce droit, puis l’appliquent, correctement et uniformément.

La nécessité d’assurer au droit de l’Union son effectivité et son unité oblige la Cour de Justice (et donc les juridictions nationales) à gommer les particularités nationales […].

Le rôle de la CJUE dans la construction du droit européen est décisif. Sa jurisprudence est prolixe, les « grands arrêts » [3] se déclinant ensuite au travers de jurisprudences de plus en plus fines.

[…] Cette jurisprudence des quinze années héroïques prolonge ses effets bien au-delà des arrêts fondateurs.

Elle a fait produire le plus de conséquences possibles à des principes dégagés par le juge lui-même, sans base textuelle explicite :

Primauté (toute norme nationale contraire au droit de l’Union doit être écartée par toute autorité nationale ou européenne, politique, administrative ou juridictionnelle),
Effet direct (dès lors qu’il est assez précis, et sauf pour les directives au cours du délai de transposition, le droit de l’Union est invocable par les personnes intéressées, sans besoin d’intermédiation nationale),
Effet utile (l’absence de base légale d’une mesure en droit de l’Union est couverte par le fait qu’elle permet la réalisation d’un objectif de l’Union),
Théorie des « compétences implicites » (voir à cet égard l’arrêt AETR de 1971 qui, à défaut de base légale explicite, fonde les relations extérieures de la Communauté, dans tout domaine relevant de ses compétences internes, sur la nécessité de faire produire un effet utile à ces dernières, notamment en empêchant les États membres de conclure séparément avec des États tiers des accords dérogeant au droit communautaire).

[…] On compare parfois les pouvoirs de nos deux cours supranationales – Luxembourg et Strasbourg – à celui de cours constitutionnelles.

Mais ce pouvoir est en vérité plus grand. Si la majorité des 3/5 des suffrages exprimés est atteinte au Parlement français, une jurisprudence du Conseil constitutionnel peut être anéantie par une révision de la Constitution. Le Représentant recouvre son empire sur le Juge. On l’a vu pour la parité hommes femmes en 1999 et 2008, demain peut-être pour la Charte des langues minoritaires ou le droit de vote des étrangers.

Un tel « lit de justice » n’existe pas pour surmonter les arrêts de Luxembourg ou de Strasbourg… Le Représentant européen, qu’il soit intergouvernemental (Conseil) ou supranational (Parlement), n’aura jamais barre sur la Cour de justice.

4) Quatrième observation : toutes les juridictions nationales sont gardiennes du droit de l’Union. Elles deviennent donc fonctionnellement des « organes supplétifs » de la CJUE. « Supplétif » est d’ailleurs un mot faible : depuis belle lurette, le juge national est, comme nous l’a rappelé Géraud Sajust de Bergues, le juge communautaire de droit commun.

Le juge français fait prévaloir le droit européen sur la loi même postérieure (le Conseil d’État français ayant « fait de la résistance » à cet égard jusqu’à l’arrêt Nicolo de 1989).

Les juridictions nationales posent des questions préjudicielles à la CJUE en cas de doute sur la portée du droit de l’Union, mais écartent d’elles-mêmes les normes nationales, y compris législatives, lorsqu’elles leur paraissent « clairement contraires » au droit de l’Union.

[…]

5) Cinquième idée : les États membres sont schizophrènes à l’égard de la CJUE, pestant contre tel arrêt, mais étendant constamment ses pouvoirs, sans doute par besoin de règle.

Ainsi, avec le traité de Maastricht, ils ont renforcé le pouvoir juridictionnel de la CJUE (notamment avec le « recours en manquement sur manquement », permettant à la Commission, en cas de manquement répété, de demander à la cour de condamner l’État à une astreinte).

Avec le traité de Lisbonne, ils étendent son contrôle à l’ancien troisième pilier et les critères de ce contrôle, toutes matières confondues ou presque, à la Charte européenne des droits fondamentaux : l’extension se réalise, je l’ai dit, à la fois en surface et en profondeur.

Plus récemment, ils lui confient un pouvoir de police en matière budgétaire. Sur le fondement du TSCG (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire), la CJUE pourrait par exemple adresser des injonctions à la France ou la mettre à l’amende, si, saisie par un autre État membre, elle jugeait que le mécanisme automatique de correction des déficits budgétaires que nous avons mis en place avec la récente loi organique du 17 décembre 2012, relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques, était insuffisant au regard des exigences de l’article 3 de ce traité…

[…]

6) Dernière idée : ce rôle déterminant du juge, au niveau européen, fait bouger les lignes de la séparation des pouvoirs.

Ce n’est pas seulement :

la souveraineté nationale qui se trouve minorée face à des instances supranationales,

mais la souveraineté populaire, incarnée par des hommes politiques élus (qu’ils soient nationaux ou supranationaux), ou par des exécutifs responsables devant les élus, qui doit plier, plus encore que dans le cadre national, devant le pouvoir du juge.

En utilisant une méthode d’intégration qui n’est ni intergouvernementale, ni fédérale, l’Europe majore inévitablement la puissance du juge, qu’il soit national ou supranational, dans des domaines divers, qui peuvent être intensément régaliens.

[…] Les restrictions de souveraineté résultantes, qui s’ajoutent aux effets de la jurisprudence de la CEDH, peuvent être considérables.

Le droit de l’Union c’est d’abord et avant tout ce que décide la Cour de Justice, et son processus de décision, fondé sur un raisonnement à la fois juridique et finaliste, conduit nécessairement à des solutions abstraites et inflexibles.

Comme l’a exposé ailleurs Hubert Legal :

« Voir la Cour décliner la règle donne nécessairement un résultat plus abrupt, sinon aveugle, que ce que produirait une négociation entre États, laquelle aboutirait à la mise en place de dérogations et d’exceptions. Même socialement justifiées, ces dérogations et exceptions ne se déduisent pas d’un raisonnement de droit destiné à déterminer les effets attendus d’un principe. »

Telle est en effet la nature profonde de la construction de l’Europe par le droit. Je cite encore Hubert Legal :

« Quelle est la source de toute interprétation autorisée des traités de l’Union et des règles qui s’y appliquent ? C’est la Cour de justice, détentrice du pouvoir d’assurer le respect du droit dans l’interprétation des traités. Elle est le fondateur, le prophète. »

Il y a un aspect presque mystique dans cette foi dans le droit comme projet et non plus seulement comme moyen du vivre ensemble, dans ce rôle de démiurge confié au juge, chargé d’insuffler une vie propre au limon des traités.

Qu’on permette à votre serviteur, qui croit profondément au droit, qui ne le réduit pas à un simple instrument de la vie collective et qui lui a consacré la majeure partie de son existence professionnelle, de confesser ici sa gêne et son trouble devant ce mysticisme juridique.

Le droit, fût-il celui qui cimente l’intégration européenne, a-t-il cette transcendance, cette force transfiguratrice ? N’est-ce pas trop lui demander ? N’est-ce pas risquer de le rendre soit vain, soit absolutiste ? Peut-on impunément confier à des juridictions intouchables la formidable responsabilité de donner corps et force contraignante à des principes sans doute nobles, mais flous ? L’idéal européen peut-il être accouché « au forceps » par un juge et même par deux (tel l’Homme nouveau, jadis, par la Révolution) ? Une Cour de justice peut-elle tenir lieu, pour progresser dans l’intégration, d’Europe politique ? La polysynodie juridictionnelle (Luxembourg, Strasbourg et les juges nationaux, constitutionnels et ordinaires), le fameux « dialogue des juges », ne conduisent-ils pas à la surenchère plutôt qu’à la modération réciproque ? L’intégrisme juridique peut-il longtemps faire bon ménage avec le sentiment des peuples que traduisent tôt ou tard les consultations démocratiques ?

Cette conception sublimée du droit sacrifie souvent le principe de réalité à des impératifs catégoriques parfois bien éloignés des problèmes quotidiens et des enjeux concrets.

[…] Plus troublante que le contenu de ces solutions (dont certaines conviennent à votre serviteur sur le plan philosophique ou moral, là n’est pas la question) est leur portée intangible et intemporelle, expression d’un Bien indiscutable, s’imposant aux États et aux peuples.

[…] Les jugements rendus par nos deux cours suprêmes européennes, Luxembourg et Strasbourg, conduisent objectivement – parce que c’est l’ADN de ce droit individualiste et abstrait dont le seul interprète est le juge – à faire prévaloir, dans beaucoup de domaines, les intérêts personnels sur l’intérêt général, la concurrence sur la régulation, le marché sur le service public, les agents économiques sur les citoyens et les revendications des particuliers et des minorités agissantes sur le pacte social et sur l’ordre public.

Ne soyons pas caricaturaux. Il existe des secteurs du droit de l’Union où prévaut une conception de l’organisation collective proche des traditions social-démocrates. […]

Il en résulte des tensions, dont le juge, et lui seul, détient la clé. À lui, et non pas au politique, de fixer le curseur. C’est bien cela qui fait problème.

Ce qui suscite le malaise, c’est ce déplacement de puissance souveraine vers des organes juridictionnels, dont les arrêts s’imposent sans recours et de façon permanente, hors de tout débat démocratique concret, loin des peuples et de leurs représentants.

À tout prendre, ce transfert de souveraineté des peuples et de leurs représentants vers les juges, ce déplacement du débat des enceintes démocratiques vers les salles d’audience, m’interpelle plus que le caractère supranational de ces instances ou que la teneur des solutions retenues.


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