Les réserves du Tribunal constitutionnel allemand sur le programme de rachat de dette de la BCE

tribunal-cour-constitutionnel-allemagneVendredi, le Tribunal constitutionnel fédéral d’Allemagne (Bundesverfassungsgericht) a rendu une décision relative au programme OMT (Opération monétaire sur titres) de la Banque centrale européenne.

En réalité, il ne s’agit que d’une introduction, le Tribunal de Karlsruhe ayant renvoyé l’interprétation des dispositions litigieuses devant la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE).
Les juges allemands dressent cependant de sérieuses réserves sur la légalité du programme OMT.

Les opérations monétaires sur titres

Les opérations monétaires sur titres, ou OMT (en anglais, Outright Monetary Transactions) sont un programme de la Banque centrale européenne annoncé le 6 septembre 2012 au titre duquel la Banque centrale achète directement – sous certaines conditions – des obligations émises par des États-membres de l’Eurozone sur les marchés secondaires de la dette souveraine.

La BCE rachètera sans limitation des emprunts d’État d’une maturité entre un et trois ans (les pays en difficulté émettent surtout ce type d’emprunt).
Aucune limite quantitative n’est fixée au préalable concernant le montant des opérations monétaires sur titres.
Pour ce faire, le programme reste soumis à plusieurs conditions. L’Etat bénéficiaire doit notamment être soumis à un programme d’ajustement budgétaire (réduction des déficits et de la dette). C’est en particulier le cas pour les Etats bénéficiant d’un programme du Mécanisme européen de stabilité (MES) ou du Fonds européen de stabilité financière (FESF). Cependant, les OMT peuvent également être envisagées pour les Etats ayant regagné accès au marché obligataire.

Pour en savoir plus: Communiqué de presse de la Banque de France

Il faut noter que le programme OMT n’a jamais été mis en oeuvre et ne le sera probablement pas avant plusieurs mois étant donné la procédure judiciaire actuelle. La CJUE ne devrait pas rendre son verdict avant 2015.
Néanmois, la seule existence théorique du programme OMT a suffit à calmer les marchés.

Les importantes réserves émises par les Sages allemands

Le Tribunal de Karlsruhe a indiqué « des raisons importantes de supposer qu[e le programme] va au-delà du mandat de politique monétaire de la BCE et est ainsi en infraction vis-à-vis des prérogatives des Etats membres et de l’interdiction d’un financement monétaire du budget« .

Beaucoup se sont émus de la possibilité laissée à des juges constitutionnels de bloquer un programme majeur pour la réussite de la monnaie unique.
La décision du Tribunal de Karlsruhe s’explique par la rédaction de la loi fondamentale allemande qui garantit les principes d’indépendance de la Banque centrale et de partage de compétences UE-Etats membres.

Cependant, elle reconnait que les contours des OMT ne sont pas suffisamment nets pour tirer une conclusion claire de la compatibilité du programme avec les droits fondamentaux: « La constitutionnalité de l’OMT n’est pas envisageable pour l’instant de façon certaine et dépend du contenu et de l’ampleur de l’OMT« .

De fait, et c’est là une nouveauté majeure, elle place entre les mains des juges européens, reconnus pour leur interprétation extensive des Traités, la conformité du programme avec le droit européen (chose normale) mais également, indirectement, avec la Constitution allemande.

Beaucoup y ont vu une renonciation des Sages allemands. D’autres (dont l’auteure de l’article) y verront plutôt une position maligne du juge constitutionnel allemand.

Incapable de trancher la conformité des OMT au regard du droit européen (du seul ressort de la CJUE), il dresse les conditions strictes d’une conformité et d’une constitutionnalité du programme.
Pour le juge allemand, le programme doit être limité en volume et dans le temps, réservé aux Etats bénéficiaire d’un programme du MES ou du FESF, il doit éviter l’intervention dans la formation des prix sur le marché et respecter un délai d’observance entre l’émission d’un emprunt et son rachat.

En clair, les juges de Karlsruhe, en détaillant si précisément les motifs de non conformité, restreignent largement les possibilités d’interprétation de la CJUE.

En effet, les juges ont assorti leur demande d’une large remise en cause du programme de la BCE au regard de deux principes protégés par la Loi fondamentale allemande et par les Traités : le mandat de la Banque centrale européenne, la clause de « no bail out », et le strict respect des partages de compétences UE-Etats membres.

Le mandat strict de la Banque centrale européenne : la stabilité des prix

et le principe de non renflouement (clause de « no bail out »)

Dans sa décision, le Tribunal de Karlsruhe présente les arguments de la BCE. Celle-ci défend un programme conforme à son mandat de stabilité de la zone euro.
Selon les banquiers, les craintes fondées sur la réversibilité de l’euro ont conduit les investisseurs à pratiquer des taux d’intérêts injustifiés. Les OMT n’ont pas pour objet de financer le budget des Etats en difficulté mais de permettre aux taux d’intérêt de retrouver un niveau normal.

Cette argumentation ne convainc cependant pas les juges allemands. Pour eux, l’achat sélectif d’obligations d’Etat relève bel et bien d’une mesure de politique économique (et contrevient ainsi au partage des compétences, comme nous le verrons plus loin) et conduit, même indirectement, au financement des Etats.

La possible renonciation à une créance, les risques de décotes sur les obligations acquises, l’intervention dans la formation des prix sur le marché et l’encouragement des acteurs du marché à acquérir des obligations en circulation sur le marché primaire peuvent être considérés comme des contournements de l’interdiction du financement monétaire des budgets.

« Les achats de droit des obligations d’État ne peuvent pas être regardées comme relevant uniquement de mesures monétaires parce qu’ils suivent indirectement les objectifs de la politique monétaire » (Considérant n°64)

Pour le juge allemand, que le programme soit justifié au regard du mandat de la BCE (stabilité des prix) ne le rend pas pour autant conforme au principe de non renflouement.

Le considérant n°97 est sans appel : « Si l’on devait considérer comme recevable les rachats d’obligations des gouvernements à chaque défaillance du mécanisme de transmission monétaire, cela reviendrait à donner à la BCE le pouvoir de déterminer la solvabilité d’un Etat membre par le rachat des obligations de cet Etat. »

Le respect des partages de compétences UE-Etats membres

L’indépendance de la Banque centrale européenne est un principe fondamental de l’Union économique et monétaire. C’est lui qui a conditionné l’accord de l’Allemagne à la mise en place de la monnaie unique.

De fait, il est directement protégé par le droit européen mais également par la Constitution allemande.

Article 88 de la Constitution allemande
[Banque fédérale, Banque centrale européenne]
La Fédération crée une banque d’émission en tant que banque fédérale. Ses missions et pouvoirs peuvent, dans le cadre de l’Union européenne, être transférés à la Banque centrale européenne, qui est indépendante et est tenue d’assurer prioritairement la stabilité des prix.

Ce principe induit un partage strict des compétences à l’intérieur de l’Union : la politique monétaire relève de la BCE et est indépendante du pouvoir politique, tandis que la politique économique (budgétaire) relève des Etats.

De ce point de vue, la décision des juges allemands est très stricte car elle considère que la BCE outrepasse son mandat.

« Les décisions sur le choix des instruments pour stabiliser l’Union monétaire et sur la composition de la zone euro dépendent d’une manière particulière du processus démocratique des Etats membres » (Considérant n°40)

Contrairement aux arguments avancés par la BCE, les juges allemands considèrent que les écarts des taux d’intérêt ne résultent pas du scepticisme des investisseurs sur le maintien de l’Etat dans la zone euro mais surtout de sa capacité à honorer ses dettes. Les taux d’intérêt différenciés sont l’expression de l’indépendance des budgets nationaux. De fait, en permettant à certains Etats (au choix de la BCE) de bénéficier de taux d’intérêt plus avantageux, la BCE s’immisce dans la politique budgétaire.
Elle outrepasse également son mandat en adoptant des mesures visant à conserver un Etat dans la zone euro, alors que la composition de cette dernière relève des Etats membres.

On imagine mal comment le juge européen pourrait considérer autrement les actions de la BCE en matière de rachat de dette. En novembre 2012, afin de sauver le MES, la CJUE considérait en effet que « même si la stabilité de la zone euro peut avoir des répercussions sur la stabilité de la monnaie utilisée au sein de cette zone, une mesure de politique économique ne peut être assimilée à une mesure de politique monétaire en raison du seul fait qu’elle est susceptible d’avoir des effets indirects sur la stabilité de l’euro ».

Note: les traductions des considérants ne sont pas officielles

Conseil de lecture :
– un article qui pense, comme moi, que les juges de Karlsruhe ont piégé la CJUE : Comment les juges de Karlsruhe ont tué l’OMT de la BCE par Romaric Godin
– un article qui pense, au contraire, que la décision du Tribunal allemand est une défaite : La Cour constitutionnelle allemande renonce à faire exploser la zone euro par Jean Quatremer

[box]Merci d’avance à tous ceux qui publient/relaient mes articles. Merci cependant de sélectionner un extrait et de mettre le lien vers l’article original! Magali[/box]


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