« La neutralisation de la question de la souveraineté » par András Jakab

András JakabJ’abandonne aujourd’hui le terrain de l’actualité pour vous parler d’un article qui a retenu mon attention cette semaine.

Il s’agit d’un article signé András Jakab, maitre de conférence à l’université de Liverpool, et portant le titre alléchant suivant: « La neutralisation de la question de la souveraineté: stratégies de compromis dans l’argumentation constitutionnelle sur le concept de souveraineté pour l’intégration européenne ».

En effet, je suis perpétuellement à la recherche de qui pourra m’expliquer comment la participation de la France à l’Union européenne pourrait s’accommoder de l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (pour n’en citer qu’un) : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. ».

Cet article a remporté le prix Georges Kassimatis au 7ème Congrès Mondial de l’association internationale de droit constitutionnel de 2007. Une pointure quoi. J’ai donc lu avec attention.

L’objectif est ardu: maintenir la souveraineté des États (ou l’illusion de celle-ci) dans le cadre d’une prise commune de décision. Et si la conclusion est décevante (le contraire aurait été surprenant), l’article a au moins de mérite d’éclairer le lecteur sur les différentes acceptions du terme « souveraineté ».

Cette idéologie, née en Occident aux 16ème et 17ème siècles du besoin de stabilité juridique, « a échangé Dieu et le droit naturel divin contre la doctrine sécularisé de la souveraineté ». Elle était alors pensée « comme tout ou rien, c’est à dire illimité ou non existante »: « il n’existe qu’un seul centre de décision qui ne peut être remis en cause, ni de l’intérieur, ni de l’extérieur ».
Dès lors, les penseurs de l’époque se sont appliqués à apprivoiser (en réalité, à cacher) « ce concept déchainé« : « s’il existait une telle compétence absolutiste, on se devait de la posséder; sinon l’ennemi allait l’utiliser contre soi ».

En Angleterre, la solution fut trouvée dans « la formule de compromis  »King-in-Parliament » ». Si la souveraineté était toujours indivisible et illimité, elle n’appartenait plus à une seule personne mais au Roi ainsi qu’au Parlement.

En France, Rousseau développa l’idée de la souveraineté populaire, voyant en cette-dernière, non la volonté du Roi, mais l’expression de la volonté générale. La souveraineté a donc changé de main: du monarque, elle est désormais la propriété du peuple.
Ainsi, selon András Jakab, la solution fut trouvée dans « la création d’un sujet abstrait, spirituel: la Nation » afin de trouver un compromis empêchant l’exercice direct du pouvoir par le peuple.

« Puisque la Nation n’est pas une simple agrégation de citoyens, mais plutôt une entité spirituelle, ce concept implique nécessairement des solutions représentatives à l’opposé de la souveraineté populaire directement démocratique ».

Cependant, cette  »stratégie mystificatrice » étant perçue comme insuffisamment légitime, « un compromis au compromis » fut trouvé en associant souveraineté nationale (représentative) et souveraineté populaire (directe). Cette formule se retrouve à l’article 3 de la Constitution française: « La souveraineté nationale appartient au Peuple… ».

En Allemagne, la souveraineté fut confiée à une entité juridique (l’État) dont le monarque, le peuple ou ses représentants élus ne sont que des  »organes ». Ainsi, personne ne pouvait s’approprier le pouvoir et ce, « jusqu’à ce que la Constitution de Weimar le remette au peuple ». Reste que, le référendum étant interdit, le peuple ne peut exercer cette souveraineté que par l’intermédiaire de ses représentants parlementaires.

Aussi, afin d’éviter que le peuple vienne un jour réclamer son du, les constitutionnalistes ont inventé « la formule la plus abstraite, la plus vide et la plus contre-intuitive » qui soit: « la souveraineté de la Constitution » elle-même.

En Autriche, les choses furent beaucoup plus simples grâce aux travaux de Hans Kelsen qui s’attacha à épurer le droit de tout argument sociologique, politique ou moral. La souveraineté n’étant, de ce point vue, qu’une simple « caractéristique du système normatif » et l’État étant soumis au droit international, seul ce dernier est  »souverain ».

Une fois ces définitions posées, l’auteur s’interroge: comment concilier la souveraineté et son caractère exclusif aux défis nouveaux posés par la mondialisation?
Selon lui, et pour les mêmes raisons qui ont conduit à inventer le concept de souveraineté (la sécurité et la stabilité politique), il faudrait désormais le supprimer, « plus de coopération étant nécessaire entre les États, voir même de subordination ».

« Il n’est plus plausible de parler de concept traditionnel de souveraineté, du fait que le droit communautaire, de façon évidente, intervient fortement dans les relations interétatique des États membres, mais également du fait qu’il se considère lui-même comme une autorité originelle (non déléguée). »

On peut, à ce titre, parler de  »souveraineté de l’UE ».

A la question  »Comment les États membres ont-ils géré ce nouveau défi? », la réponse est sans appel:

« Les opinions dominantes dans les doctrines constitutionnelles des États membres ne répondent pas au défi actuel posé par l’UE à la souveraineté nationale, mais, que, de plus, elles croient, par quelques manières d’aveuglement, que (presque) rien n’a changé. Pourquoi est-ce ainsi ?
Parce que la question de la souveraineté n’est ni neutre, ni scientifique. C’est un concept fortement politisé, un domaine vraiment sensible politiquement. Personne ne veut voir sa souveraineté abandonnée au bénéfice d’une autre entité (sans se considérer d’abord comme membre de cette dernière), car elle est étroitement liée à l’identité. »

C’est notamment le cas de la France.
Face à l’impossibilité de répondre à ce défi sans léser l’une ou l’autre des parties, les juristes ont mis leur mouchoir sur la question, continuant à traiter de façon distinctes le droit public français et le droit communautaire.
Les constitutionnalistes continuent à faire semblant de considérer l’existence de la souveraineté française malgré l’autorisation donnée d’introduire des dispositions dérogatoires permettant la participation à l’Union européenne.

A la lumière des différentes conceptions nationales de la souveraineté, l’auteur essaie d’imaginer un compromis garantissant « que la souveraineté nationale ne menace pas l’intégration européenne [c’est à dire ne la limite pas], sans pour autant frustrer les États membres en les dépossédant de leur souveraineté ». Bref, l’exercice est, certes impossible, mais courageux.

L’approche britannique permettrait le partage de la souveraineté avec une nouvelle institution mais ne serait pas acceptée par les États membres.

L’approche française chercherait à créer « un nouveau titulaire », à « inventer un concept imaginaire comme celui de  »nation européenne’‘ qui porte la souveraineté conjointement avec le peuple ». Cette solution, contraire aux identités nationales porteuses de souveraineté, est également inacceptable.

La solution allemande consisterait à imaginer une nouvelle « institution abstraite » rassemblant l’ensemble des gouvernements des États membres. Mais selon l’auteur, si elle règle la question du partage du pouvoir entre les États, elle ne permet pas de répondre au défi intégrationniste qui consiste à transférer la souveraineté à un échelon supérieur.
Quant à octroyer la souveraineté aux Traités européens eux-mêmes, la solution est d’emblée écartée par l’auteur.

Il en va de même de la solution dite  »autrichienne »: se libérer du concept de souveraineté. C’est le chemin que suit Neil MacCormick, considérant que nous arrivons à l’ère de la post-souveraineté. Selon ce dernier, la souveraineté est « comme la virginité, quelque chose qui peut être perdue par quelqu’un sans être obtenu par autrui ».

Intéressante est en revanche l’idée de redéfinir la notion de souveraineté comme un droit de sécession: « cela signifie que les États-membres sont toujours souverains, mais que, tant qu’ils joueront au jeu appelé « Union européenne », ils devront en suivre les règles. ». Libre à eux, en revanche, de choisir de sortir du jeu.
Cette solution est également écartée au motif que les cours constitutionnelles refusent de reconnaître la primauté du droit communautaire.

Toutes les solutions envisagées conduisent ainsi à l’impasse attendue.

Puisque l’on peut pas se libérer de ce concept tant usité, il faut s’attacher à « lui donner un sens acceptable ».

Suivez bien: « Quand un organe est souverain, cela ne signifie pas qu’il a  »le pouvoir suprême exclusif », mais seulement qu’il pense l’avoir. La question de savoir qui a en fait (objectivement) ce pouvoir, ne devrait pas être traitée, parce qu’elle est trop sensible et non nécessaire à notre but. »
Concrètement, si je comprends bien, l’auteur indique que l’illusion de la souveraineté doit être laissée aux États, tandis que le réel porteur du pouvoir (son identité étant non définie) ne doit pas compromettre l’intégration européenne. Curieux tour de passe-passe.

« Quelle doit être notre réponse à la question concernant la souveraineté dans l’Union Européenne? Selon moi, le simple fait de devoir répondre à cette question repose sur un malentendu.
La tâche réelle des juristes (comme on l’a vu par analogie dans les droits constitutionnels des différents pays) est de neutraliser ces questions. Aux XVIe et XVIIe siècles, les réponses précises à ces questions étaient nécessaires, mais ce n’est plus le cas à l’heure actuelle. Ou bien, dit de manière plus cynique : notre tâche est d’éviter ou de prévenir une telle question, mais si quelqu’un persiste à la poser, alors nous devons lui fournir une « solution » inutilisable en pratique en cas de conflit. Ces recommandations pratiques peuvent sembler décevantes sous un angle scientifique, mais toutes les autres (vraies) « solutions » seraient inacceptables pour au moins un des joueurs. »

Faute de trouver une solution aux problèmes juridiques posés par la construction européenne, l’auteur propose ainsi tout simplement d’éluder la question car « si cela se produit, cela signifie que nous [les juristes] avons déjà échoué à neutraliser la question de la souveraineté. »

Une stratégie qui n’est pas sans me rappeler certaines discussions ou débats où mon interlocuteur s’attache toujours soigneusement à redéfinir les termes que j’emploie, préférant par exemple la notion de « démocratie » à celle de « souveraineté », jugée obsolète. Bref, rendre la notion inopérante, non par un argumentaire juridique consistant, mais par son inemploi. Éviter à tout prix sa définition, afin de ne pas mettre en lumière les conflits.

Neutraliser une question juridique, voilà un positionnement bien curieux pour un juriste.

[box]Merci d’avance à tous ceux qui publient/relaient mes articles. Merci cependant de sélectionner un extrait et de mettre le lien vers l’article original! Magali[/box]


Publié

dans

par

Étiquettes :

Commentaires

714 réponses à “« La neutralisation de la question de la souveraineté » par András Jakab”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *