La loi de 1973 n’est pas une loi « scélérate »: réponse à Etienne Chouard

405025_429958103732806_734178298_nVendredi dernier, Étienne Chouard a publié sur son site un nouvel article consacré à la loi de 1973. Un article promis, que j’attendais depuis longtemps, depuis la publication en mars dernier de notre étude (Lior et moi) concluant que la loi de 1973 n’avait pas empêché l’État d’emprunter gratuitement à la Banque de France.

Il fallut donc que Michel Rocard évoque cette loi (semble-t-il) pour qu’Étienne nous livre sa façon de voir les choses aujourd’hui.

Voici l’intervention de Michel Rocard le 22 décembre dernier dans Médiapolis sur Europe 1:

« La Banque de France a été créée en 1801 et jusqu’en 1974, elle finançait l’État sans intérêt. Si on était resté là, aujourd’hui, avec tous les emprunts qu’on a fait depuis – puisqu’on emprunte tous les ans – la dette publique française serait de 16 ou 17% du PNB. Mais en 1974, on a eu une loi stupéfiante, qui s’appelle la loi bancaire, qui a interdit à l’État de se financer sans intérêt auprès de la Banque de France et qui a obligé (comme les allemands, c’était la mode à l’époque) l’État a se financé sur le marché financier privé. »

Une intervention qui, a l’instar de Stéphane Soumier, me laisse bien perplexe: « Pourquoi diable Michel Rocard a-t-il remis à la une cette légende urbaine?« 

Car, deux choses:

1/ La loi de 1973 n’a pas retiré la possibilité à l’État d’emprunter gratuitement à la Banque de France.

C’est en effet le Traité de Maastricht (que Michel Rocard a largement défendu), et notamment la loi sur la Banque de France votée en 1992, qui a interdit ce type d’emprunt.

2/ Même avant 1973, l’État ne s’est jamais exclusivement financé auprès de la Banque de France.

De ce fait, j’en viens rapidement à l’article publié récemment par Étienne et intitulé « Loi de 1973: les aveux de Rocard et deux nouvelles pistes pour comprendre l’effet véritable de la loi« .

  • Concernant les supposés « aveux de Rocard »

Difficile de comprendre de quoi parle précisément Michel Rocard car aucune loi relative à la Banque de France n’a été votée en 1974. La « loi bancaire » citée a été promulguée dix ans plus tard, en 1984, et a mis fin à la séparation des activités bancaires.

Ainsi, les propos de Monsieur Rocard sont particulièrement confus. Étienne Chouard le reconnait lui même: « Monsieur Rocard est assez âgé (82 ans) et il se mélange un peu les crayons: quand il parle de « la loi bancaire de 1974″, on se demande (une seconde) s’il parle de la loi de 1973 ou de la loi bancaire de 1984… ».

Dans ces conditions, il apparait très difficile de conclure à un quelconque “aveux” sur la culpabilité de la loi de 1973. Tout au plus pourrait-on entendre dans les propos de Michel Rocard une condamnation de l’utilisation massive de l’endettement auprès du secteur privé.

Une condamnation qui se comprend parfaitement lorsque l’on constate que l’ancien Premier ministre s’emploie à défendre désormais le financement direct des États par la Banque centrale européenne.

Il est donc très cavalier d’indiquer que « Rocard explique enfin lui-même, en 2 minutes, l’importance cruciale de la loi de 1973 dans la non nécessaire, ruineuse et antisociale dette publique”.

  • Concernant les « deux nouvelles pistes pour comprendre l’effet véritable de la loi »

Selon Étienne, « ceux qui disent un peu partout qu’ [il s’est] trompé sur la portée de cette loi se trompent encore davantage« .

Pour ce faire, deux arguments sont avancés.

Premier argument: la loi de 1973 a conduit à abroger plusieurs textes légaux autorisant « la Banque de France à créer de l’argent spécifiquement pour tel ou tel organisme public ou semi-public ».

En effet, le 30 janvier 1973, un décret est venu abroger de nombreux textes autorisant la Banque de France à faire des avances à certains organismes publics:

– Décret du 28 mars 1852: la Ville de Paris ;
– Décret impérial du 13 janvier 1869: la Société Algérienne ;
– Décret du 28 février 1880: des Villes françaises et des Départements français ;
– Décret du 22 février 1899: le Gouvernement général de l’Indochine ;
– Décret du 16 novembre 1902: le Gouvernement général de l’Algérie et le Gouvernement tunisien ;
– Décret du 2 juin 1909: des Colonies et Pays de protectorat français ;
– Décret du 22 décembre 1919: le « Crédit National pour faciliter la réparation des dommages causés par la guerre » ;
– Décret du 14 décembre 1926: la Caisse Autonome de gestion des Bons de la Défense nationale, d’exploitation industrielle des tabacs et d’amortissement de la Dette
publique ;

– Décret du 13 juin 1962: [les Bons et les parts de production émis avec la garantie de l’État par] Électricité de France, Gaz de France et Charbonnages de France;
– Décret n°63-821 du 3 août 1963: les Départements, Communes, syndicats de Communes, Chambres de commerce, Ports autonomes et organismes bénéficiant de la garantie
de ces collectivités ;

– Décret n°64-757 du 23 juillet 1964: les sociétés de développement régional ;
– Décret n°65-619 du 29 octobre 1965: la Caisse nationale des Autoroutes ;
– Décret n°68-95 du 24 janvier 1968: la Caisse d’entraide à l’équipement des collectivités locales;
– Décret n°72-511 du 16 juin 1972: la Caisse nationale des Télécommunications ;

Tous ces textes sont disponibles ici.

Leur lecture n’est pas très lumineuse, puisqu’il est simplement indiquée l’autorisation donnée par le ministre à la Banque de France de fournir lesdites avances.

Ces dernières doivent cependant être étudiée à la lecture du décret du 31 décembre 1936 portant codification des textes concernant la Banque de France, et applicable jusqu’en 1973. C’est en effet ce décret qui réglementait le fonctionnement de des avances sur effets publics. A noter que ces avances relevaient d’une simple facultée laissée à la Banque de France (qui restait donc libre de refuser d’accorder de telles avances).

A l’article 1er dudit décret, on retrouve tous les décrets précités (antérieurs à 1936). Ainsi, les avances autorisées précédemment doivent désormais respecter les dispositions des articles 128 à 134 du décret de 1936. Ceux-ci indiquent:
– que la Banque peut faire des avances sur les effets publics qui lui sont remis en recouvrement lorsque leurs échéances sont déterminées (article 128). Autrement dit, un organisme qui a émis une obligation peut demander à la Banque de France une avance sur cette dernière.
– les organismes pouvant bénéficier de telles avances (article 129). Cette liste a été allongée par les décrets de 1962, 1963, 1964, 1965, 1968 et 1972 (précités).
– que l’avance ne peut excéder les quatre cinquième de la valeur des effets présentés (article 130).
– que l’emprunteur souscrit envers la Banque l’engagement de rembourser, dans un délai qui ne peut excéder trois mois (article 131).
– que les taux des avances sont fixés par le Conseil des gouverneurs (article 134).

Considérant les conditions de ces avances, il est parfaitement inopportun de vouloir les placer, comme l’argument le laisse entendre, au même niveau que les prêts octroyés de façon permanente à l’État.

Cependant, je vais tout de même au bout de l’analyse: la loi de 3 janvier 1973 a-t-elle rendu impossible l’octroi de telles avances? Non.

La loi du 3 janvier 1973 n’a pas abrogé le décret de 1936. Par conséquent, les dispositions des deux textes n’étaient pas en contradiction.

Concernant notamment l’escompte, nous avons précédemment expliqué que la loi de 1973 (via ses articles 24 et 25) ne faisait que reprendre les dispositions de la loi de 1936.

Le décret de 1936 a cependant été abrogé par le décret du 30 janvier 1973, ce dernier n’ayant pas introduit de dispositions nouvelles relatives aux avances sur les effets publics.

Doit-on conclure que le ministre a souhaité, par ce nouveau décret, rendre impossible l’octroi de ces avances? Difficile de l’affirmer tant l’article 24 de la loi de 1973 laisse une grande liberté à la Banque de France pour “escompter, acquérir, vendre ou prendre en gage des créances sur l’État, les entreprises et les particuliers”.

Une grande liberté qui, de fait, semble expliquer la suppression, via le décret de janvier 1936, de la liste limitative des organismes pouvant bénéficier des avances.

Second argument: même si la loi de 1973 autorise, via son article 19, les prêts et les avances à l’État, l’initiative donnée au gouverneur de la Banque de France empêche, dans les faits, de tels emprunts.

Article 19 de la loi du 3 janvier 1973: “Les conditions dans lesquelles l’État peut obtenir de la Banque des avances et des
prêts sont fixées par des Conventions passées entre le Ministre de l’Économie et des Finances et le Gouverneur, autorisé par délibération du Conseil général. Ces Conventions doivent être approuvées par le Parlement
.”

Nulle part il n’est indiqué un quelconque pouvoir l’initiative octroyé au gouverneur de la Banque de France. Au contraire, c’est bien à l’État qu’il convient de demander à bénéficier des avances ou des prêts (car l’Etat obtient de la Banque). Pour être portées à l’approbation des parlementaires, les Conventions doivent donc être: 1/ sollicitées par le ministre, 2/ signées par le gouverneur après accord du Conseil général.

Prétendre que l’initiative du gouverneur de la Banque rend impossible la passation de telle convention est donc faux, car cette initiative est inexistante.

De même, prétendre que l’accord nécessaire du Conseil général de la Banque rend également impossible, concrètement, la passation des conventions ne survit pas à l’analyse des faits. En effet, quelques mois après la promulgation de la loi, la convention de 1973 était approuvée par le Parlement français.

Je continue à penser que si la Convention de 1973 est la seule à avoir été signée après la loi de 1973, c’est sans aucun doute parce que l’État n’a tout simplement plus jugé utile d’utiliser la planche à billets.

De plus, cette « dernière » Convention n’a fait que reprendre des plafonds d’encourts qui existaient déjà auparavant. Considérant les textes rendus disponibles par la Banque de France, il apparait que les dernières Conventions accordant de nouvelles avances au Trésor Public ont été passé au printemps 1953. La même année, un nouvel accord fixait un échéancier pour le remboursement de ces « avances spéciales ».

Par conséquent, 1973 n’est pas une année pivot pour ce qui est de juger de la volonté de l’Etat d’user de ses prérogatives auprès de la Banque de France.

Je maintiens donc mon propos: si certains pensent que la dette publique a explosé après 1974, c’est peut-être parce que l’État s’est refusé d’emprunter à la Banque de France. Je ne m’aventurerai pas sur le terrain du débat économique. Cependant, du point de vue légal, la loi du 3 janvier 1973 n’a en aucun cas contraint les gouvernements à s’endetter obligatoirement sur les marchés financiers privés.

On peut cependant trouver que ce système n’est pas le plus démocratique qui soit. Peut-être pourrions nous rêver d’un système moins technocratique et laissant bien plus de pouvoir au Parlement français. J’en conviens, et c’est là un débat sur le fonctionnement des institutions qui dépasse largement la loi du 3 janvier 1973.

Aussi, même à convenir que l’accord nécessaire du Conseil général rend plus malaisé l’octroi des prêts ou des avances, la faute ne pourrait pas être mise sur le dos de la loi de 1973.

En effet, les conventions ont toujours été approuvées par les deux parties: État et Banque de France, et ce, même avant 1973.

En juin 1848, le gouverneur de la Banque de France, autorisé par une délibération du Conseil de la Banque, a ainsi signé un Traité avec le ministre des finances dans lequel il s’engage à prêter 150 millions de francs au Trésor. Cet emprunt a ensuite été autorisé par l’Assemblée nationale. Il s’agit du premier emprunt de l’État à la Banque à ma connaissance.

Ce mode de fonctionnement (convention/traité approuvé par les deux parties puis loi) n’a pas été remis en cause lors de la nationalisation de la Banque de France en 1946. Cependant, la mise en place de la 5ème République en 1958, réduisant drastiquement les pouvoirs du législateur, a confié au seul gouvernement le soin d’approuver les conventions.

La loi de 1973 a au moins eu le mérite de redonner au Parlement le rôle d’approbateur en dernier ressort qui lui revenait.

Pour lire l’article objet de la controverse « Idée reçue sur la loi de 1973« , cliquez ici.

Vous trouverez ici les remarques d’Etienne Chouard et ici les réponses que j’ai apportées.Celles-ci closent, je crois (et j’espère), cette longue controverse sur la culpabilité de la loi de 1973 dans l’explosion de la dette publique.
Un petit résumé pour les fainéants:
1°) La loi de 1973 empêche l’Etat d’emprunter gratuitement à la Banque de France: FAUX.
L’article 19 de cette même loi reconduit le système des conventions permettant ce type d’emprunt et redonne pouvoir au Parlement d’approuver ces dernières.
2°) La loi de 1973 introduit la nécessité d’obtenir l’accord du Conseil de la Banque pour passer telles conventions empêche, de fait, leur passation: FAUX.
La loi ne fait que reconduire le système déjà existant. L’accord de la Banque a toujours été demandé. Cela n’a pas empêché de multiples conventions d’être signées.
3°) La loi de 1973 supprime la possibilité d’accorder des avances sur effets publics aux organismes publics: FAUX.
L’article 24 de la loi autorise l’escompte et ne limite plus, contrairement au système précédent, la liste des organismes auxquels la Banque peut accorder des avances.
 

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